"BIM, 10 ans de pratiques, retours d'expériences et perspectives", ma vision distanciée
- Damien Lefranc
- 11 mai
- 11 min de lecture
Dernière mise à jour : 12 mai
À la parution de cette nouvelle Bible du BIM, j'avais envie de réagir sur ce bilan qui correspond également à mes 10 ans de pratique dans le domaine des maquettes numériques. Le préambule interrogateur de ce livre annonce la couleur : Qu'est-ce qui cloche ?
En travaillant au sein d'un groupe qui s'évertue à développer l'utilisation des maquettes numériques en conception, en construction et même en exploitation, je suis en mesure d'étayer mon discours de pratiques pragmatiques en maquettes numériques, loin du gloubi-boulga et de la novlangue du BIM. Bien évidemment, mon objectif n'est pas de critiquer les différents points de vue souvent légitimes lorsque cela vient du monde de la Programmation ou de la Conception, mais modestement d'interpeller, de compenser une vision parfois réductrice et pessimiste du BIM. J'aimerais apporter une vision distanciée de ce microcosme qui se persuade de ce que devrait être ou non un projet BIM et donc de bonifier cette approche lorsque l'on parle simplement de l'utilisation de maquettes numériques et de bases de données associées en Construction.
Une faible représentativité dans les instances des praticiens d'Exécution
Faites une analyse statistique de ce livre. Parmi les contributeurs, qui livre des modèles d'informations de projet en maquettes numériques ? J'entends par là, être confronté physiquement, oralement, à la détresse des producteurs d'Exécution et devoir y répondre de manière individuelle, non pas par un simple mail ou par une délégation, mais en faisant parfois "à la place de" dans une multitude d'outils.
Selon moi, l'une des raisons d'une faible adoption des projets BIM est la déconnexion de la réalité chantier des personnes qui animent cette démarche. Elles connaissent mal la tension liée aux plannings d'exécution toujours plus contraints, ce qui fait, par exemple, que le renseignement de données spécifiques pour l'exploitation est loin d'être la priorité des études d'exécution. A l'inverse, les données "chantier" sont oubliées. J'en veux pour prendre l'énergie que nous mettons encore en œuvre pour convaincre de la nécessité du géoréférencement ou la difficulté à avoir des outils BIM qui génère des situations d'avancement. Il y a peu d'écoute (véritable) et de représentativité des acteurs de la phase de construction dans les instances BIM.
En outre, lorsqu'un AMO BIM ne sait pas définir un cahier des charges, lorsque des concepteurs se volatilisent après la passation des marchés, les entreprises n'ont pas d'autre choix que de livrer coûte que coûte des maquettes numériques des ouvrages exécutés en solutionnant les problématiques accumulées. Il y a de quoi être frustré par la démarche, ce que les théoriciens appellent "la résistance au changement".
Au-delà d'être mieux écoutés, il faut aussi que les acteurs de cette phase témoignent, médiatisent leurs écueils. Ils ne le font pas assez, faute de temps, de moyens, de réseaux et parce qu'ils considèrent à tort que ce n'est pas leur rôle. Ça l'est ! Car lorsque quelque chose ne marche pas, il faut des retours d'expérience. Les théoriciens sont partout et les praticiens nulle part.
Un corpus documentaire BIM inaboutie et donc non contractuel
Quel est le rôle premier d'un AMO BIM ? Il est d'accompagner le maître d'ouvrage pour la définition de son modèle d'information de projet, qui deviendra son modèle d'information d'actif. Il est donc de définir ses exigences pour les échanges d'informations en maquettes numériques (l'EIR). Ce que la norme ISO 19650 définit sur les 3 axes suivants :
OIR : Voici l'organisation qu'il faut mettre en place ;
AIR : Voici les informations dont vous aurez besoin à terme pour exploiter votre ouvrage ;
PIR : Voici les exigences à inclure dans les maquettes numériques.

Combien sont-ils à produire cette dernière étape, le PIR ? En 10 ans, je ne l'ai jamais vu de manière abouti. Aucun AMO BIM ne rédige ce document qui, de toute évidence, doit ressembler à un cahier des clauses techniques particulières des objets des maquettes numériques (ou CCTP BIM).
Article 1 : Fondations spéciales ou pieux
Niveau de détail géométrique :

Niveau d'information :
IfcPile
IfcPileType.JETGROUTING
Classe d'Exposition (Exposure Class du Pset_ConcreteElementGeneral)
Volume (Net Volume du Qto_PileBaseQuantities)
Uniformat II 2015 Niveau 3 = A1020
Au mieux, le cahier des charges BIM par l'AMO BIM détaille l'organisation souhaitée (OIR), les besoins finaux (AIR) et glisse un lien vers le LOD Spec 2024 du BIM Forum, inadapté au projet. Au pire, l'AMO BIM rédige un agglomérat d'articles issus du guide de convention BIM BS France, cite des usages dont il ne connaît pas la teneur (comme la "Gestion des conflits" qui n'a aucune consistance dans l'Acte de Construire), parle d'interopérabilité et se contredit deux pages plus loin en citant des paramètres propriétaires Revit et enfin traite de la protection des données sur des serveurs américains. Avec ce niveau d'expertise, rien d'étonnant à ce jour que ce document ne soit pas contractuel.
Rédiger le PIR, que nous appelons dans le service une Convention de Modélisation, est un travail fastidieux qui demande un peu plus d'intérêt pour le projet. Vous ne le savez peut-être pas, mais c'est la phase de construction qui hérite de ce travail lorsqu'il n'a pas été fait en amont, dans au moins 90 % des cas. Et c'est toujours assez clownesque d'aborder ce niveau de détail avec les "consultants BIM" du maître d'ouvrage.
Des acteurs BIM satellisés de l'Acte de Construire
Nous sommes nombreux en Exécution à pouvoir témoigner de cahiers des charges BIM totalement inutiles. Pas tous mais beaucoup. La raison est la satellisation de la responsabilité BIM sur les projets. Le BIM est un sujet qui paraît complexe (mais qui ne l'est pas), dont les maîtres d'ouvrages ne voient pas toujours l'intérêt et dont la nécessité revêt un caractère d'opportunité pour ne pas rater une transition.
L'AMO ne sait pas travailler avec des médias en maquette numérique ? Nommons alors un AMO BIM en parallèle. À leur décharge, ils ne sont donc pas réellement intégrés au projet, manque de maturité par exemple sur les enjeux juridiques des marchés publics ou sur les rôles "classiques" des acteurs de l'Acte de Construire :
confusion des responsabilité d'un BIM manager vs responsable synthèse ;
confusion de ce qu'est une maquette de discipline vs un allotissement.

Une seule solution, selon moi : le "BIM" ou plutôt la définition du modèle d'information de projet doit faire partie intégrante de la gestion de projet. Ainsi, le modèle d'information de projet est une compétence intrinsèque de l'AMO sans autre intervenant. Le maître d'ouvrage et son AMO définissent et pilotent le projet avec sa base de données.
Cahier des charge du projet en maquettes numériques
"Le nom de la ZAC défini l'IfcName de l'IfcSite"
"Le nom des bâtiments définissent les IfcName des IfcBuilding"
"l'ordonnancement du projet défini les maquettes numériques par phase"
Cette intégration de la compétence en maquette numérique à des profils "classiques" de l'Acte de Construire, nous la voyons déjà concernant les conducteurs de travaux. Je suis persuadé que d'ici 10 ans, des projets "BIM" se feront sans BIM managers en Exécution, car les cursus actuels des écoles d'ingénieurs forment très bien à l'utilisation de ce média, leur permettant eux-mêmes de requêter les modèles pour leurs besoins. Reste aux autres acteurs, jusque là passifs sur ce changement, de s'adapter : aux AMO de l'intégrer, aux chefs de projets, aux études de prix (…) de savoir requêter des maquettes multi-logiciels. Les postes "BIM quelque chose" ou "pseudo expert BIM" n'auront donc plus leur place, car l'utilisation des modèles d'informations de projets sera devenue la norme, un jour…
Une approche outils et propriétaires d'un mode de gestion de projet
Autodesk Revit est un outil formidable, très didactique, mais c'est un outil de modélisation et de simulation parmi tant d'autres. Alors pourquoi exiger les formats natifs de ce logiciel pour tous les acteurs d'un projet ? C'est une vision tellement simpliste du secteur de la construction que de considérer que vous êtes libre de dicter à un structuriste, un électricien, un plaquiste, un charpentier métallique ou bois, un préfabriquant, un ensemblier, un terrassier, un VRDiste (…) son outil de travail. Ce n'est pas uniquement simpliste, pour les marchés publics c'est illégal. Considérant que le format natif est utile en cas de mise à jour du projet dans cinq ou dix ans, est-ce vraiment Revit qui sera utilisé comme outil de modification de la charpente, des réseaux enterrés ? Je pense que le rôle d'un AMO BIM est typiquement de faire comprendre à son client qu'un projet entièrement modélisé avec Revit est minoritaire. Parfois, en effet, le client n'en démord pas et reste persuadé que dans 20 ans, il exploitera tout son projet sous Revit. Peut-être, mais le mot est lâché : "il l'exploitera". La différence entre la maquette numérique des ouvrages exécutés et la maquette numérique d'exploitation-maintenance est là. C'est donc cette dernière qui est de la responsabilité de l'exploitant, qui aura la charge de convertir en Revit la diversité des IFC fournis par les entreprises d'exécution.
Un marché public est soumis à des principes de liberté d'accès à la commande publique, d'égalité de traitement des candidats et de transparence.
Imaginez cinq minutes : vous faites partie d'un groupement, vous répondez à un appel d'offre d'un marché public où il est écrit "fournir des Revit pendant les études d'exécution", "synthèse en Revit" et vous gagnez le projet en répondant avec ArchiCAD. C'est ce qui est déjà arrivé et de très nombreuses fois. C'est tout de même un bel exploit pour un AMO BIM de rédiger un cahier des charges orienté propriétaire sur un marché public et ne pas être capable de vérifier ses propres conditions d'attribution. Il faut un certain niveau d'effacement dans le projet pour y arriver. Alors s'il vous plaît, lisez le guide de la commande publique et concentrez-vous ! Mieux encore, sur certains projets, il est exigé une organisation spécifique de son outil de travail avec une arborescence Revit imposée. Tant pis pour vous si vous avez vos propres gabarits de fichiers, une organisation d'entreprise bien rodée. Poubelle. On vous demande d'être inefficace pour le bien du format de travail commun.
Un projet de construction est toujours un prototype unique, regroupant des sachants qui connaissent leurs outils de travail mieux que vous. Faites leur confiance.
Un structuriste travaille avec Revit, Allplan ;
Un charpentier métallique avec Tekla, Bocad ;
Un charpentier bois avec Cadwork ;
Un VRDiste et terrassier avec Mensura, Covadis ;
Un ensemblier avec BricsCAD, Solidworks, AVEVA, TopSolid, Vectorworks...

Le rôle d'un AMO BIM, d'un BIM manager ou d'un ingénieur de synthèse n'est pas de se rassurer avec un outil qu'il connaît comme Autodesk Revit. Si vous souhaitez travailler exclusivement avec Revit, devenez consultant chez Autodesk. Le rôle d'un BIM manager est littéralement de manager le modèle d'information de projet (manager du Building Information Model), sans parti pris.
Depuis 10 ans, le service conserve une ligne directrice : les normes internationales et open BIM (ISO 1650, IS0 16739, BCF...) doivent guider notre démarche, car les outils évoluent, changent, mais pas les pratiques standardisées. Cela doit permettre la gestion du modèle d'information de projet de manière robuste et pérenne. Nos BIM managers accompagnent le chef de projet et les producteurs des disciplines (architecture, structure, lots techniques...) pour la production d'un modèle d'information de projet avec des objets génériques. Puis, ils accompagnent les conducteurs de travaux et les producteurs de chaque lot pour la production d'un modèle d'information de projet avec des objets fabricants. S'ils utilisent Revit, c'est qu'ils ont une double compétence avec l'expertise Revit, mais ce n'est pas du BIM management.

Une novlangue BIM pompeuse et inutile
Il faut s'adapter à son public ! Si ce public ne comprend pas l'aBIMe, il faut l'aider. Alors, dans ce cas, quelle est la nécessité de parler de BIM, LOD, LOI, LOIN ... ? Cela doit rendre fier, j'imagine. Personnellement, je parle français sur les marchés francophones et anglais sur les marchés anglophones, et pour le reste, je laisse cela aux startupeurs.
Dans le service, nous produisons des documents qui parlent de maquettes numériques, de modèles d'information du projet, de niveaux de détails géométriques des objets et de niveaux d'informations des objets, et je crois ne perdre personne ainsi. Je n'arrive pas à comprendre la dichotomie entre les discours sur l'accessibilité des marchés BIM pour les entreprises locales, les PME, et cette novlangue.
L'apparition de créateurs de contenus
Ils sont cools, disruptifs, ils montrent des astuces (pardon, des "tips") sur TikTok, Facebook, Instagram, YouTube ou LinkedIn avec un mélange des genres assez vertigineux entre une recette de cuisine, une mise en scène de leurs enfants et parfois un truc qui marche sur Revit "assez dingo". Ils travaillent beaucoup de nuit car ils n'ont pas le temps, alors qu'en fait, ils sont désorganisés. Le droit du travail, ils ne connaissent pas. Ils sont UBERisés et fiers. Mais comme tous les créateurs de contenus, ils sont arrogants car peu de gens les contredisent. Ils ont un côté "Make BIM great again" avec un service d'efficacité à destination des "grandes entreprises" qui, heureusement pour nous, se trouvent seulement dans leurs têtes.
Si on interrogeait les salariés d'entreprises qui ont un contrat de travail, qui les empêchent eux de raconter n'importe quoi sur les réseaux sociaux, il y aurait bien plus de choses novatrices et intéressantes à dire. On pourrait vous parler de maquettes méthodes avec les "parts" Revit que peu de gens maîtrisent, de bibliothèques complexes avec des catalogues de types paramétrables avec formules, de préfabrication, de phasage et systèmes constructifs, de programmation Dynamo, de développement de compléments Revit (...), d'expérience vraiment immersive, à la différence près qu'on a autre chose à faire que de la communication. Il serait judicieux que les décisionnaires comprennent que parler beaucoup et fort n'est pas gage de qualité.

La réalité constatée après plus de 200 projets en BIM management et beaucoup d'autres en maquettes numériques de manière partielle, c'est que nous avons toujours été plus satisfaits des producteurs de maquettes ayant un cadre d'entreprise avec des horaires légaux de travail et un standard téléphonique. De plus, la vie en entreprise, cela apprend l'altérité et l'humilité.
L'inconsistance stratégique des données BIM
Vous avez remarqué, le monde est en bordel et les amis de nos amis ne sont pas nécessairement nos amis. L'amateurisme avec lequel les modèles d'informations de projets sont partagés sur des espaces non sécurisés est assez préoccupant. Espérons que les récents événements et les relais d'informations concernant les ingérences et les attaques malveillantes permettent une prise de conscience.
Je suis loin d'être un expert dans le domaine de la protection de la donnée, mais j'arrive tout de même à comprendre que si des maquettes d'un site stratégique (par exemple un simple hôpital) comportent des données de contrôles d'accès, de domotiques, partagées sur un cloud américain (ou russe un jour peut-être), cela n'est pas une vision très stratégique. Les StravaLeaks par certains militaires peu oxygénés ne sont que le début des fuites de données massives.
Dans le service pour lequel je travaille, notre fameuse ligne directrice devrait nous diriger vers l'ISO 27001 et l'ISO 19650 partie 5.
Faire ce qu'on sait déjà faire mais en maquettes numériques

En guise de conclusion, j'énumérerai ce qui, selon moi, sont les clés du succès de nos projets :
Une entreprise générale de construction écoutée assez en amont pour adapter le modèle d'information de projet aux réalités de la diversité et des contraintes des outils, sans dogmatisme imposé.
Une exigence de documentation au niveau d'exigences d'un CCAP et au niveau de définition du modèle d'information de projet équivalente au CCTP, pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté sur qui fait quoi et jusqu'à quel niveau de détail géométrique et informationnelle nous devons aller.
Peu d'acteurs en plus, mais de meilleurs acteurs, avec un AMO qui accompagne la définition du modèle d'information de projet au même titre qu'il définit et pilote le projet pour son client. Tous les acteurs classiques revêtent alors une maîtrise du média en maquettes numériques : un responsable de synthèse technique travaille en maquettes en communiquant via des BCF, un conducteur de travaux fait des BCF et des requêtes sur des maquettes...
Une priorité donnée à l'interopérabilité et aux standards ISO pour n'exclure personne. L'interopérabilité est la norme, le projet closed BIM l'exception. Même si le format IFC n'est pas parfait, il évolue dans le bon sens. Le format d'exploitation des maquettes numériques des ouvrages exécutés est donc de la responsabilité de l'exploitant. Il ne doit pas interférer dans des processus de travail pendant la phase de Construction.
Une simplification des termes "BIM" pour inclure des personnes de l'Acte de Construire qui sont éloignées du monde de la "data". Le secteur de la construction, ce n'est pas la dalle de Station F. Cela ne sert à rien de se réunir une fois par an pour parler décentralisation et BIM pour tous en qualifiant les acteurs de "réticents" aux PIM, AIM, OIR, LOD, LOIN (...) avec des "barrières psychologiques".
Faire confiance aux organisations installées car ce qu'elles produisent de processus est robuste et pérenne. Ainsi, aucune de ces organisations ne vous dira "j'arrête tout" ou "je ne réponds pas à 10h car je bosse beaucoup mieux de nuit". De plus, le droit du travail, c'est aussi une norme.
S'interroger sur le modèle d'information de projet de 2075 puisqu'un bâtiment est censé durer 50 ans. Êtes-vous certains que les outils seront les mêmes ? Que les plateformes et les clouds de nos amis extra et intra-européens seront aussi inviolables ?
Espérant contribuer à la voie apaisée du débat ...
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